La politique de la Suisse à l'égard des gens du voyage durant la Seconde Guerre mondiale.
“Tsiganes suisses? Ça n'existe pas!" Telle a été la réponse de Berne au consulat suisse des Pays-Bas occupés par les nazis, suite à la demande de protection émanant d'un Yéniche au passeport suisse, résidant à La Haye. Un homme dont la trace figure dans le livre des victimes d'Auschwitz avec pour mention: Schweizerzigeuner. Cet homme a réussi à échapper au camp de la mort... et à une mort certaine. Il a retrouvé sa femme, dont il avait été séparé durant la guerre, et s'est installé en Hollande. "Mais il n'est jamais revenu en Suisse", a relevé, [le 4 avril 2001], à Genève, l'historien Thomas Huonker, auteur, avec Regula Ludi, du rapport Bergier sur la politique helvétique à l'égard des Gens du Voyage durant la période nazie.
"Tsigane suisse, ça n'existe pas!" Phrase terrible, comportant la négation d'un peuple, d'une culture. Une phrase néanmoins significative, symbolique d'une constante dans la politique de la Confédération à l'égard des Yéniches, Manouches, Roms et autres Tsiganes depuis le début du siècle. Une constante que Thomas Huonker n'estime pas encore éliminée. Une histoire longtemps négligée, passant sous silence un génocide. En Europe, entre 600 000 et un million de Tsiganes ont été déportés et exterminés.
L'état des travaux et des sources helvétiques sur la question est si pauvre, a ajouté Thomas Huonker, qu'il est impossible de dire aujourd'hui combien d'individus, de familles appartenant au collectif tsigane ont été refusés à la frontière. Des traces montrent que certains refoulements se sont avérés fatals.
Genève, seul canton à disposer d'archives complètes, fait état de treize refoulements - une famille et le fameux guitariste de jazz Django Reinhardt. Les autorités helvétiques ne sont même pas intervenues lorsque des Gens du Voyage de nationalité suisse étaient menacés de déportation et de mort. Dans plusieurs cas documentés, les autorités n'ont pas reconnu la nationalité de ces personnes ou n'ont pas pris les mesures nécessaires vis-à-vis du régime national-socialiste pour tenter de les sauver.
Questions d'aujourd'hui
La difficulté de la recherche a été accentuée par la réticence des Gens du Voyage à donner leur identité, ou du moins à dire qu'ils étaient Yéniches, Manouches ou Roms. En raison d'un passé trop douloureux? Dès la fin du XIXe siècle, rappelle le chercheur, des scientifiques ont tenté de démontrer des "prédispositions génétiques au nomadisme".
Des théories racistes ont été suivies par une politique visant à éliminer une culture et tout un peuple. Dès 1906, les Tsiganes étrangers furent expulsés hors des frontières suisses, l’entrée dans le territoire leur fut interdit. La Suisse fut le premier pays à se déclarer "libre de Tsiganes".
Le génocide culturel / l'ethnocide
Il y a eu des stérilisations forcées, des enlèvements d’enfants yéniches autochtones à leurs parents. La Confédération helvétique voulait assimiler, "normaliser" les Tsiganes suisses. Un programme fut mené, de 1926 à 1973, sous l'égide de la Fondation "Pro Juventute" avec le silence complice des autorités: des conseillers fédéraux siégeaient au conseil d'administration de la fondation, rappelle l'historien Thomas Huonker.
A cela s'ajoute l'établissement en Suisse d'un "Registre tsigane", dès 1911, qui sera étendu sur le plan international en 1920. Sous le contrôle d'Hitler durant la guerre, il sera abandonné par les Alliés, "mais pas par la Suisse". Fichage, prise d'empreintes digitales, privation de liberté pour les hommes, parfois pour les femmes et les enfants. Un véritable processus de criminalisation, de stigmatisation d'une communauté, que la Suisse a aussi appliqué aux Juifs avec le tampon "J", relève Michèle Fleury. Le rapport raconte le racisme étatique, les rares parcours dramatiques, que les chercheurs ont pu identifier.
Il montre que la politique suisse à l'égard des Tsiganes a été inhumaine avant, pendant et après la guerre. Et il pose, enfin, des questions sur la pratique actuelle. Sur l'acceptation, dans sa différence, d'une communauté.